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ArteHistoire

Chrysographie, argentographie et teinture du parchemin médiéval : étude comparée entre Orient et Occident

12 Septembre 2013 , Rédigé par Alessia

détail d'un feuillet du Coran Bleu, écriture chrysographiée sur parchemin teint en bleu-nuit, fin VIII e /début IX e siècle, Paris, Institut du Monde arabe

détail d'un feuillet du Coran Bleu, écriture chrysographiée sur parchemin teint en bleu-nuit, fin VIII e /début IX e siècle, Paris, Institut du Monde arabe

Se servir de matériaux de grande valeur afin de rehausser ustensiles et écrits n'est pas étranger aux civilisations du bassin méditerranéen. Originaires pour certains du Moyen Orient et connus dès l'époque hellénistique, ces derniers font l'objet d'un commerce important qui s’accroît avec les demandes impériales. Teindre le tissu et le broder de fils d'or et d'argent constitue un privilège, une marque de prestige qui touche déjà aussi quelques rares textes administratifs. Une marque de prestige que la reconnaissance officielle du christianisme comme religion d’État au sein de l'Empire Romain à partir du IV e siècle permet de transposer aux parchemins, lesquels, colorés et chrysographiés ou argentographiés, deviennent à leur tour objets de luxe, accompagnés de traités qui proposent différentes façons de travailler lesdits matériaux afin d'apprêter le texte dont n'est pas exclu la partie orientale de l'Empire. Avec l'avènement de l'Islam et surtout son expansion rapide au VII e/VIII e siècle, ces usages se perpétuent avec des variantes et permettent de mettre en avant le texte coranique tandis que l'Occident chrétien, qui avait pour ainsi dire conservé de manière éparse ces procédés suite au morcellement de l'Empire, les redécouvre à la même époque non sans adaptations.

Quelles sont par conséquent les techniques de teinture et d’ornementation utilisées dans les manuscrits de luxe aussi bien occidentaux qu’orientaux à l’époque médiévale et à quels usages ces derniers sont-ils destinés ? Il conviendra dans un premier temps de nous pencher sur les origines et utilisations des matériaux de teinture des parchemins avant de nous intéresser à l’emploi des métaux précieux-or et argent- dans ces codices ainsi aux différents moyens de les appliquer sur le parchemin. Enfin, nous nous concentrerons sur la valeur de ces manuscrits et leurs usages à travers le temps, en essayant dans la mesure du possible, de comparer techniques et usages occidentaux et orientaux, notamment par le biais d’une part, du Codex Purpureus Rossanesis et d’autre part du Coran Bleu.

Les manuscrits de luxe se caractérisent en premier lieu, du moins pour les codices chrétiens, par la teinture du parchemin, généralement en pourpre. D’origine animale, la purpura –du grec porphyra soit l’appellation du liquide coloré prêt à l’emploi - provient du Murex, une famille de crustacés largement présente en mer Méditerranée, dans l’Océan

Atlantique et au large de l’Asie Mineure jusqu’aux environs du VII/VIIIe siècle, secrétant un liquide, ostrum, qui, une fois à l’air libre, subit un processus d’oxydation complexe jusqu’à obtenir une teinte particulière, allant en fonction de l’espèce de Murex pêchée du rouge au violet 1. Si sa découverte par les phéniciens vers 1400 av. J. C semble être remise en question ces dernières années d’après ce qu’en dit Sandro Baroni , il parait très probable grâce aux fouilles archéologiques dans la région que ces derniers en aient été les principaux producteurs et exportateurs dans le bassin méditerranéen . Très chère dès les débuts de sa diffusion, la production de pourpre, utilisée notamment pour teinter les tissus des classes dirigeantes, se voit réglementée à plusieurs reprises. Ainsi à Rome, Auguste interdit –il aux citoyens de porter des vêtements pourpres et aux sénateurs, avec ostentation et au III e siècle la production de purpura devient monopole d’État sous Alexandre Sévère, réglementations et monopoles qui se retrouvent à Byzance au Ve/VIe siècle. Cependant, c’est réellement avec la diffusion du christianisme et l’appui des empereurs puis, des membres de la classe dirigeante que se répand l’usage de teindre en pourpre le parchemin des codices, notamment à usage liturgique, testamentaire ou encore d’apparat, emploi qui se retrouve par exemple dans le Codex Purpureus Rossanensis. ‘’Découvert’’ au XIX e siècle en Calabre mais peut être issu d’un atelier syrien comme l’avance avec prudence Gugliemo Cavallo et daté du VI e siècle environ , ce dernier se compose ainsi de 188 feuillets mesurant selon Cavallo environ 30 x 25 cm teints à base de pourpre et sur lesquels en lettres d’argent sont conservés l’intégralité de l’Évangile de Matthieu ainsi qu’une partie de celui de Marc, sachant que ,d’après les calculs effectués par les chercheurs, approximativement une bonne moitié du manuscrit serait perdu . Celui-ci a pour fonction, comme nous le verrons plus en détails en dernière partie de notre propos, de mettre en valeur le texte biblique. Symbole de pouvoir, la diffusion de ce genre de manuscrits va de pair avec l’institutionnalisation de l’Église au IVe/ V e siècle, non sans critiques virulentes à cause du luxe entourant ces ouvrages religieux .

Avec la diminution des crustacés en mer et surtout la cherté de la purpura, une coloration proche de la pourpre est obtenue, déjà aux environs du IVe siècle et notamment à l’époque carolingienne, à partir de l'orseille, un colorant d’origine végétale servant d’alternative à celui extrait des murices . Toutefois, avec l’amoindrissement des échanges en Méditerranée en raison des troubles causés par la dislocation de l’Empire Romain d’Occident, non seulement le commerce de pourpre cesse totalement dans la partie occidentale du monde chrétien, mais de surcroît après le IVe siècle les carrières d'orseilles s’épuisent, tout comme les autres matériaux à l’instar du ‘’sang de dragon’’ destinés à remplacer la pourpre . D’où le fait que les manuscrits teints disparaissent de la scène du XIe jusqu’aux XIV /XV e siècles, lorsque les humanistes dans leur volonté d’imiter les Anciens portent un intérêt notable pour les traités de coloration et de chrysographie .

Colorations aussi du côté du monde musulman même si les cas restent plus rares et les teintes employées plus variées. Il semblerait que la teinture des parchemins ait été connue dès l’époque préislamique, notamment grâce aux Perses comme le signale Tom Stanley. Ainsi, « the dyeing of vellum appears to have been current in the early Islamic period, to judge by the information recorded by al Baladhuri in the 9th century AD. He reported that tax accounts presented to the caliph in the previous century were prepared on vellum dyed yellow with saffron, a practice that had begun in pre-islamic Iran, under the Sasanian king Khusraw II (reg. AD 590-628) » . Diffusion qui expliquerait son utilisation pour le Coran, premier grand texte manuscrit des musulmans et qui pourrait aussi être mise en rapport avec les contacts avec l’Empire Byzantin, où la coloration des parchemins de prestige est fréquente vers les VII et VIII e siècles . Cependant, de la totalité des manuscrits coraniques en notre possession à ce jour, très peu sont entièrement ou partiellement teints, ce qui pourrait s’expliquer par le fait que l’accent, dans la tradition manuscrite islamique, est principalement mis sur l’écriture et non ou bien moins sur une quelconque coloration du support . Ceci dit, les principaux exemplaires de parchemins teints se répartissent sur les trois premiers siècles de l’islam.

Le cas du Coran Bleu est par conséquent à part. Datées du IXe au X e siècle en fonction des hypothèses avancées par les différents chercheurs, les différentes pages de ce dernier, lesquelles mesurent d’après les estimations de Bloom entre 27,6 x 35 cm et 31 x 41 cm , sont teintes en bleu sombre, couleur inhabituelle considérant l’ensemble du corpus coranique laquelle n’a pas été –et n’est pas –sans interroger les chercheurs, ne serait-ce que pour déterminer l’origine géographique de ces feuillets . S’agit-il de la couleur d’origine, peut être obtenue à partir du lapis-lazuli, minéral qui d’après Deroche, semble avoir été en usage aussi bien au VIIIe siècle dans la partie Orientale du Dar-al-Islâm qu’entre les XII e et XIII e siècles au Maghreb et en Espagne notamment pour la décoration des parchemins et dont la composition, comme le suggère Stanley, ne serait pas sans rappeler celle des mosaïques de la grande mosquée de Cordoue en Espagne, ce qui serait plausible sachant que le commanditaire, le calife al Hakam II, est un grand bibliophile ? Ou la couleur aurait-elle été altérée par le temps ainsi que le laisse entendre l’inventaire de la librairie de la grande mosquée de Kairouan en Tunisie en 1294 qui fait état d’un coran de grande taille en sept volumes teint en akhal ou bleu- noir, ce qui présumerait une marque d’allégeance aux abbassides par les Zirides ? Difficile de donner une réponse définitive, quand bien même la piste orientale semble aujourd’hui définitivement écartée. Dans tous les cas cet aperçu général, bien que bref, permet de mettre en évidence tant des divergences de traditions que d’utilisation de matériaux pour la coloration de ces parchemins luxueux.

Matériaux précieux qui vont de pair avec des procédés de coloration lesquels varient eux aussi avec le temps et en fonction du lieu. Situés à la fin de la fabrication des parchemins, aussi bien en Orient qu’en Occident, soit après que la peau ait été écharnée, séchée, dégraissée et poncée , ces derniers sont généralement consignés –du moins dans le monde chrétien- dans des traités, lesquels sont des textes, plutôt brefs ainsi que le note Baroni, qui décrivent habituellement une seule façon de teindre le parchemin avec de la pourpre ou l’un de ses dérivés et qui de surcroît contiennent au moins deux recettes relatives aux encres à base de poudre d’or et d’argent . Certains de ces traités peuvent en outre contenir d’autres recettes, cette fois ci destinées à produire des encres se contentant d’imiter la splendeur des teintes métalliques .Des traités similaires existent aussi en Orient, à l’instar de celui d' Ibn Bâtis qui présente diverses recettes d’encres colorées, dont celles d’or et d’argent en plus de techniques de teinture . De ces traités, il semblerait que les plus anciens remonteraient à la fin du III e –début du IV e siècle ap. J.C : en témoignent les papyrus de Leyde et Stockholm, textes qui donnent des prescriptions détaillées pour préparer encres et teinture avec des dérivés de pourpre en fragments ou morceaux de plusieurs textes de diverses sources, d’où l’aspect décousu et hétérogène des œuvres ainsi que le constate Baroni . Cependant, avec le petit traité Conchylium, partie intégrante d’un recueil technique et artistique plus vaste intitulé Corpus artium, et qui date de l’Antiquité tardive, vraisemblablement entre les IV et V e siècles étant donné qu’il est question de préparation à base de Murex lequel, comme nous venons de le voir, disparaît de la partie occidentale de l’Empire autour du VII e siècle , il nous est plus aisé de nous donner une idée de la manière de teindre les parchemins dans le monde chrétien. Même si, comme le fait très justement remarquer Giulia Brun, « le aree in cui lavorazioni di questo genere sopravvissero più a lungo furono quelle sotto l’influenza, culturale e politica, di Bisanzio, che poterono contare ancora su un frequente scambio commerciale di materie prime, più o meno preziose con l’Oriente. » . A garder toutefois en tête que nous nous concentrerons ici bien moins sur le monde musulman, vu le peu d’informations disponibles sur le sujet.

En ce qui concerne la teinture, il est ainsi tout d’abord conseillé de récupérer sang ou chairs du murex avec de l’eau de mer afin d’en extraire le liquide utilisé pour la coloration. Après quoi, de hacher de l’aluminium avec soin, de le déposer dans un vase avant d’y verser de l’eau bouillante et de mélanger vivement et d’y faire tremper la matière à teindre- laquelle n’est pas précisée ici même si Brun penche fortement pour le parchemin sachant que la suite évoque les confections d’encres pour écrire - qu’il s’agit par la suite de laisser reposer quelques jours. Ceci étant fait, la matière à teindre doit être retournée de façon à ce que les deux côtés subissent le même traitement, et ce, une fois de plus pendant plusieurs jours, ce traitement servant à préparer le tissu ou dans le cas des codices, la peau, à la coloration . Parallèlement à cette étape, les murices doivent être hachés et lavés avec de l’urine, laquelle doit provenir d’individus en bonne santé, passés au tamis, hachés et lavés derechef avant de les passer dans du sang de porc et de recommencer l’opération. Après cela, le mélange doit être séché puis bouilli dans deux poêles dans lesquelles enfin, le tissu ou la peau destinés à être teints sont trempés . Cette technique, qui vise à baigner entièrement le parchemin dans la teinture, se retrouve très probablement avec le Codex Purpureus , considérant le soin apporté à la composition de l’ouvrage en général et son lieu d’origine supposé . La situation change aux VII et VIII e siècles. En effet, les tentatives de reconstitution de teinture du parchemin à la pourpre sont, ainsi que le signale Baroni, « fraintendimento e malaccorta imitazione. », pour des raisons logistiques et matérielles, comme nous l’avons vu. De ce fait, elles se caractérisent par la peinture et non plus la teinture du parchemin, parfois seulement d’un côté du feuillet ou à des endroits bien spécifiques , dont les couleurs à base de dérivés de la pourpre sont préparées avec des liants à l’instar de la gomme arabique, du jaune d’œuf ou encore de l’alun en tant que mordant. Le traité Ut Auro Scribatur, vraisemblablement composé selon les chercheurs dans une fourchette comprise entre le VI e et le VIII e siècle , en est un exemple probant : ainsi le parchemin est dans ce cas-là d’abord tendu sur un support de façon à pouvoir être peint avec de l'orseille mélangée à de la chaux ainsi que du jaune d’œuf , histoire que les encres ensuite puissent être correctement posées sur la surface. Au XIV e siècle enfin, ces couches de peinture, toujours à base d'orseille, peuvent être vernies en guise de protection .

Ces manuscrits de luxe par ailleurs, se distinguent d’autres types d’écrits par le soin apporté à la rédaction de leur contenu. Ainsi le texte est-il en général écrit non seulement de façon distinguée mais aussi avec des matériaux précieux, en l’occurrence, des encres à base d’or ou plus rarement d’argent, dont les recettes se trouvent dans les mêmes recueils que ceux consacrés comme nous l’avons vu à la teinture . Connus à l’instar de la pourpre depuis l’Antiquité, ces deux métaux –notamment l’or car inaltérable avec le temps et par conséquent synonyme de perfection - ces derniers sont appréciés pour leurs qualités leur permettant d’être travaillés puis transformés en feuilles très fines après avoir été battus. Propriétés à la fois utiles dans la décoration de surfaces multiples ou encore dans la confection de fils d’or et d’argent pour les vêtements, et pour obtenir des petits bouts qu’il est ensuite possible de broyer ou de mélanger avec du mercure , un métal liquide lequel est en mesure de servir d’amalgame avec des métaux précieux. D’où son utilité afin d’être mêlé avec ces derniers et ainsi modifier leur aspect d’origine .

Cette utilisation du mercure se retrouve dans les recettes du Conchylium, où il est ainsi mentionné qu’il faut verser dans un petit récipient le mélange d’or pur avec du mercure, lequel doit être placé sur le feu en faisant attention que le mercure ne s’évapore pas avant d’homogénéiser le tout puis de pouvoir utiliser cet amalgame . Il est en outre possible de fabriquer de la poudre d’or et d’argent, très pratique pour les encres tant en Orient qu’en Occident, en faisant de l’amalgame avec du vert de gris, qui peut être obtenu à partir de beaucoup d’acides organiques . Le procédé ne doit pas totalement différer de celui du monde musulman, dans lequel or et argent sont fréquemment employés, notamment parce que les conquêtes des VII et VIII e siècles permettent au nouvel empire d’obtenir des ressources en grande quantité, phénomène qui selon Deroche, n’est sûrement pas sans influencer la présentation des corans, en plus de contacts avec les autres communautés religieuses dont la richesse des productions manuscrites fascine . Emploi d’ailleurs remis parfois en question pour des questions juridiques propres à l’Islam – l’or étant une matière sinon interdite, du moins assez mal vu dans le Coran et les hadith-s plus tardivement - mais qui, comme en Occident avec la pourpre, ne cesse pas pour autant.

Comme dans le cas du rouge, lequel est visible dès le VII e siècle pour marquer le début des sourates , l’or en particulier est couramment utilisé tantôt simplement pour mettre en valeur certains éléments du texte coranique à l’instar des titres des sourates, tantôt pour recopier l’intégralité du message divin, comme c’est le cas pour le Coran Bleu . L’argent semble en revanche bien moins représenté, même si là encore, des traces en sont décelables dans les rosettes qui séparent les différents versets du Coran Bleu . Ces matériaux sont en général employés en encre lesquelles sont rehaussés par d’autres couleurs comme du noir ; les lettres du Coran Bleu sont par exemple cernées à l’encre noire ou bleu nuit ainsi que le signale Bloom , tracés en temps normal après la pose de la poudre d’or ou d’argent sur le parchemin . D’après Deroche, l’or en feuilles, à contrario du monde occidental, ne parait pas avoir été énormément usité. En revanche, il est plus probable que le contenu des manuscrits coraniques ait été recopié soit justement avec une encre dorée, soit au moyen d’un or en poudre « régulièrement dispersé sur un support préalablement encollé » dont la colle n’a pas été à ce jour identifiée . La poudre appliquée, dans le cas où il s’agit bien de poudre, est ensuite brunie puis comme nous l’avons vu, cernée de noir avec au préalable un tracé à la pointe sèche, d’où certaines bavures qui se retrouvent sur quelques manuscrits selon Deroche .

Une fois encore, si une certaine unité se maintient dans les procédés de fabrication des poudres d’or et d’argent dans l’empire musulman, là n’est pas le cas au sein du monde chrétien pour les mêmes raisons évoquées plus haut avec la teinture de pourpre. Ainsi, à partir de l’époque carolingienne l’écriture dorée ne peut plus se targuer d’être un amalgame comme l’explique Baroni en raison de la rareté du mercure et de mutations dans la rédaction même des textes, même si l’on trouve dans les traités du haut Moyen Age des recettes similaires à celles de l’Antiquité tardive, comme par exemple celle du Ut Auro Scribatur, dénotant ainsi une volonté de se réapproprier des méthodes considérées comme presque perdues. Ainsi trouve-on dans ce traité à la fois une recette ‘’classique’’ avec un amalgame d’or et de mercure 3 et une pour obtenir une encre dorée à partir d’une feuille d’or broyée avec un mortier de bronze jusqu’à devenir poudre puis la diluer ensuite avec une solution de gomme de cerise et de vinaigre, méthode dont l’auteur précise qu’elle peut être employée également pour l’argent ou d’autres couleurs utilisées comme encre . Techniques qui, une fois de plus, sont reprises aux XIV e et XVe siècle comme pour la teinture .

La dernière caractéristique technique de ces manuscrits réside dans le soin apporté à leur rédaction, aussi bien dans le monde chrétien que dans le monde musulman. Le contenu des codices de luxe est ainsi copié de manière solennelle, avec des lettres de dimensions conséquentes voire des ornementations. C’est le cas par exemple du Codex Purpureus Rossanesis, dans lequel les majuscules dites ‘’bibliques’’ sont décorées –du moins agrémentées de fioritures en argent pour le texte, en or pour les titres- ce qui est synonyme de richesse et surtout, de sacralité . Ceci dit, l’art du calame est bien plus développé du côté de l’Orient que de l’Occident médiéval. Mentionné dans le texte coranique , le calame est un instrument précieux, faisant la fierté de ses possesseurs et « aucun autre objet lié à la production des livres manuscrits n’occupe une place aussi enviable dans la culture des copistes, scribes et calligraphes. » D’où l’importance de l’écrit dans la culture islamique, comparable à l’utilisation de la pourpre du côté de Byzance à la même époque.

Taillé de différentes manières en fonction de la provenance du scribe –dont certains d’ailleurs tiennent secrètes lesdites manières -, le calame permet entre autre de transmettre la parole divine dans un style d’écriture ample, large, lequel se retrouve une fois de plus dans le Coran Bleu, rédigé à l’encre dorée : le style kûfi, ou Abbasside, du nom de la dynastie qui voit fleurir cette écriture - étant donné que le premier terme ne peut réellement s’appliquer aux productions des XI et XIIe siècles du Maghreb par exemple . Ce style, que Deroche divise en deux grands groupes eux-mêmes subdivisés en diverses catégories, s’applique exclusivement aux Corans de manière à leur conférer une importance que n’ont pas d’autres ouvrages employés au quotidien . Un style qui, tout comme la pourpre, sert à valoriser le texte sacré, rehaussé par l’utilisation de métaux prisés.

Manuscrits coûteux, dont les matériaux aussi bien pour la teinture que pour l’écriture du texte, les codex teintés et ornementés sont enfin destinés à des tâches particulières, à savoir en général, exalter le Verbe divin, la parole sacrée. Ainsi la pourpre utilisée dans les différents codices purpurei comme dans celui de Rossano durant les premiers siècles du christianisme, prend une connotation symbolique, christique : la pourpre, alors associée non seulement au sang versé par le Christ lors de sa Passion mais aussi aux vêtements rouges portés par ce dernier au moment de sa mise en croix , vêtements portés par les dignitaires de l’Église afin de mettre en avant le triomphe de la nouvelle religion d’État , s’invite sur les codices : « Esaltato da inchiostri preziosi, da forme grafiche monumentali, […] il Verbo di Christo si fa libro di porpora, caricandosi di valenze segniche diverse e connettendosi, altresì, ad un atteggiamento mentale e spirituale tutto proteso […] a superare la linea di confine tra immanente e trascendente. »

Le codex purpureus, par conséquent, symbolise opulence et divin, et n’a pour autre but durant les grandes cérémonies liturgiques que de marquer les esprits visuellement, de sanctifier le Verbe divin. Le codex devient alors objet, comme c’est probablement le cas pour le codex purpureus de Rossano : comme le signale en effet Cavallo, ce dernier n’est ni destiné à la transmission de la parole divine, à son enseignement, ni n’est un texte pouvant servir de référence liturgique, mais par sa teinture, par l’encre d’or utilisée, par sa structure aussi, rigoureusement divisée en deux parties, l’une textuelle, l’autre iconographique, à destination des analphabètes probablement, lesquelles se complètent mutuellement , plutôt comme livre de cérémonie, d’ostensio publique, afin de frapper l’imagination humaine, voire d’incarner le divin descendu sur terre et dont les dépositaires sont les légats de l’Église.

Fonction sacrée qui se retrouve également dans les manuscrits du Coran. En effet, ainsi que le souligne François Deroche, « c’est par lui [le Coran] que tout a commencé. » Et si tant que Muhammad est en vie, point n’est véritablement besoin de le mettre par écrit –

même si la tradition mentionne des prises de notes du vivant du prophète-, le besoin se fait ressentir suite à sa mort brutale de conserver la parole divine : le Coran devient alors objet, objet dont la forme évolue au cours des siècles mais dont le contenu sacré reste le même. Pour marquer cette sacralité et différencier le Coran d’autres ouvrages destinés à la vie quotidienne, les procédés ne manquent pas, en particulier dans l’écriture : dans le cas du Coran Bleu, les sourates sont rédigées sur quinze lignes dans le style abbasside, cette écriture large et imposante comme nous l'avons vu utilisée pour transmettre la parole divine, laquelle s’est développée et modifiée au cours du temps . La teinture en bleu foncé du parchemin ainsi que l’utilisation d’encre dorée afin de noter les sourates semblent indiquer qu’il s’agit d’une commande d’importance, peut être de la grande Mosquée de Kairouan , l’un des centres les plus réputés dans la production de manuscrits coraniques de qualité , même si l’on ignore à quoi celui-ci est réellement destiné. Néanmoins, Deroche mentionne la réalisation de corans de très grande taille, avec parfois seulement deux ou trois lignes d’écritures, dont le but serait de leur conférer une autorité, là encore, de marquer grandement les esprits des fidèles ainsi que l’élaboration de véritables cérémonials de lecture ou encore de dévotion autour de certains corans attribués à de grandes figures politiques .Par exemple au XII e siècle à Damas, le Coran de ‘Uthman, sous le califat duquel le Coran a réellement pris sa forme de codex et a été diffusé dans tout l’empire, devenant ainsi accessible au moins à la partie lettrée de la population , conservé dans un grand coffre de bois, est exposé aux fidèles une fois par semaine afin que ces derniers puissent toucher sa reliure et ainsi, bénéficier de sa baraka, l’accession au texte divin à tout moment n’étant réservé qu’au calife ainsi qu’à un petit nombre de personnes .

Les codices de luxe par conséquent dans les deux cas reflètent cette volonté de matérialiser le divin, fonction à laquelle se rajoute un côté politique. Comme nous l’avons vu tout au long de notre propos, ces derniers, onéreux, ne sont pas à la portée de tout le monde. Ainsi que le signale Baroni, « In età tardo antica e nell’Alto Medioevo la porpora, divenuta un materiale ancora più raro e prezioso che in età classica, a causa della sua difficile lavorazione e, di conseguenza, del suo alto costo, venne utilizzata […] sopratutto per decorare i codici di maggior pregio e importanza, conferendo loro grande splendore. » L’histoire des manuscrits de luxe est par conséquent liée aux hautes sphères ecclésiastiques et politiques, notamment avec les membres des plus riches familles de l’Empire Romain y faisant partie. Ainsi que la soie teinte, la pourpre la plus prisée devient propriété impériale sous le règne de Dioclétien . C’est d’ailleurs avec ce dernier que s’institue l’adoratio purpurei, soit la cérémonie consistant à embrasser les pans pourpres du manteau de l’Empereur . Plus encore, les évangiles présentés aux fidèles lors des grandes manifestations religieuses sont teints en pourpre et richement ornés, prouvant ainsi la puissance de cette Église montante et soutenue par le pouvoir impérial, à tel point que les critiques, notamment religieuses s’élèvent contre tant d’ostentation, suggérant de ce fait une activité conséquente dans le domaine de la production de manuscrits somptueux . Là encore des similitudes se retrouvent dans le monde musulman, où les manuscrits coraniques sont repris à des fins politiques : ainsi le calife lors des grandes réceptions ou cérémonies apparaît –il siégeant sur son trône vêtu de la burda, manteau ayant selon la tradition appartenu au prophète Muhammad, et tenant dans ses mains tant la baguette qu’un exemplaire du coran d’’Uthman . Ce sont des mushafs – ou feuillet, du nom donné au support sur lequel est rédigée la parole de dieu - qui sont envoyés en cadeaux diplomatiques ou en waqfs –legs- aux mosquées au sein de tout l’empire. Gestes hautement symboliques lesquels mettent en évidence le rôle des Califes –puis dynasties locales qui apparaissent à partir du Xe siècle avec l’affaiblissement du pouvoir central- en tant que Commandeur des Croyants et successeur du prophète : le Coran par ce biais, « appuie la légitimité du pouvoir, mais exprime aussi sa mainmise sur le texte. » D’où probablement l’utilisation de matériaux précieux pour confectionner ces derniers.

La fin de l’Empire Romain d’Occident au Ve siècle ainsi que l’avènement des royaumes ‘’barbares’’, comme nous l’avons vu précédemment, marquent un tournant dans la production de manuscrits teintés de pourpre. C’est à cette époque en effet que le commerce de la pourpre cesse totalement dans le monde occidental, coupé de la partie orientale dans laquelle se maintiennent pendant encore quelques siècles la fabrication de ces codices ainsi que le rituel lié à ces derniers . D’objets sacrés, ceux-ci finissent par devenir mythes, présents dans les mémoires de manière confuse, symboles surtout d’un retour à l’antique . L’époque carolingienne voit en effet la reprise des codices purpurei, avec toutes les différences dans les procédés de fabrication que nous avons pu observer plus haut, afin de renouer, dans les sphères les plus élevées de l’Empire, avec ces écrits à caractère symbolique et divin, renouement qui se prolonge au-delà de l’An Mil pour cesser ensuite en raison de l’appauvrissement des carrières d'orseille et d'autres substituts de la pourpre. Retour à l’antique aussi à partir du XV e siècle, cependant d’un tout autre ordre .Celui-ci est synonyme d’un intérêt profond pour ce qui tout ce qui touche à l’Antiquité tant classique que christique qui se traduit pour les humanistes par la réutilisation de la teinture pourpre et de l’écriture en lettres d’or ou d’argent, non plus seulement dans une approche religieuse mais surtout scientifique, littéraire : « purpureo può essere », comme le fait bien remarquer Cavallo « il devozionale libro d’ore o il classico Virgilio. » Une évolution démontrant bien toute la complexité du phénomène.

Teindre le parchemin donc, en utilisant des composants à la fois végétaux et minéraux pour ensuite pouvoir écrire dessus par le biais de matériaux de grande valeur, qui une fois travaillés, sont employés soit en encres soit en feuilles dans un style d’écriture somptuaire qui diverge de celui employé dans la vie de tous les jours, ce à des fins politiques et sacrales comme l’exaltation de la parole divine, apparaît comme une pratique commune non seulement au pourtour méditerranéen mais aussi à deux mondes . Monde chrétien, dont les textes d'apparat sont principalement mis en valeur avec la pourpre ou ses substituts ; Monde musulman où l'accent est plutôt mis sur l'écriture particulière souvent dorée. Des variantes propres à chaque culture mais qui n'effacent pas une tradition d'ostentation partagée par ces dernières qui remonte à l'Antiquité voire bien plus tôt et qui se prolonge non sans mutations jusqu'au XV e siècle en Europe et jusqu'au XVIII e siècle en Terre d'Islam.

Bibliographie :

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  • ROTILI, M., Il codice purpureo di Rossano, Di Mauro Editore, [s.l], 1980, pp.43-59

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