Le retable des Cordeliers de Fribourg
Durant plusieurs années, la ville de Fribourg est passée par plusieurs mains. D’abord, elle fut dirigée par les comtes de Kibourg, ensuite elle fut placée « sous le protectorat du comte de Rodolphe de Habsbourg, devenu plus tard Rodolphe Ier de Habsbourg »[1]. Fribourg demeura aux mains de cette famille jusqu’en juin 1452. Suite à l’accord de paix de Morat, la ville rompit avec l’Autriche et se mit sous la protection de la Savoie, prenant fin en septembre 1477, à la demande de Berne. Pour finir, Fribourg devint « ville libre impériale ce qui lui permit, lors de la Diète de Stans, en 1481, d’être accueillie au sein de la Confédération des VIII anciens cantons »[2]. Au cours du XIIIe siècle, une vague d’hommes fut attirée par le mode de vie simple des frères mineurs et le courant se répandit dans toute l’Europe centrale et méridionale. Ce fut encore « du vivant de saint François que les Franciscains gagnèrent nos contrées »[3] et les premiers moines qui ont occupé le couvent étaient d’origine strasbourgeoise. La ville se vit offrir par un bourgeois fribourgeois, Jacques de Riggisberg, un immeuble et un terrain se trouvant à côté de l’église Notre-Dame, le 15 mai 1256. Cette donation fut faite aux Cordeliers, des franciscains, dans le seul but de pouvoir construire un couvent et une église dans les trois ans. Les personnes chargées de cette construction furent les Frères de la province de Haute-Allemagne. Le terrain se trouvait hors des murs de la ville pour une question de place, car à l’intérieur des villes il était difficile de trouver un endroit adapté. Peu après 1277, « la nouvelle enceinte occidentale de la ville vint englober le couvent des Franciscains »[4]. Les premiers temps, le couvent a accueilli Elisabeth, veuve du comte Hartmann le jeune, qui fut ensevelie en 1275 dans l’église où sa pierre tombale est toujours à sa place. Cinq ans plus tard, lorsque l’église et les bâtiments furent achevés, les frères du couvent des Cordeliers de Bâle vinrent s’y installer. Au fur et à mesure que les années passaient, des liens étroits unirent les Cordeliers à la ville. Dès 1404, ces bâtiments accueillirent « les assemblées du Conseil, et, lors des visites officielles, servirent de lieu de réception ; et de 1414 à 1433, le gouvernement déplaçait les archives et la chancellerie dans le couvent même »[5]. Le premier ameublement de l’église consistait en « un maître-autel, sans importante décoration, et deux rangées de stalles, demeurées intactes »[6]. Dès le XIIIe siècle, des décorations furent réalisées sur les plafonds de la nef, la voûte du chœur et une partie des murs latéraux. La période la plus « glorieuse » du couvent fut celle du XVe siècle, car Jean Joly, un Fribourgeois, enrichit l’église par des œuvres d’art. Ce personnage important a étudié à Paris, Avignon et Strasbourg, où se trouvait « le centre d’études de la province franciscaine »[7]. Il établit un atelier de reliure, vers 1460, permettant d’enrichir la bibliothèque fondée par son prédécesseur, Friedrich von Amberg. Vers 1479, il fut « préposé à la charge de custode de Bâle »[8] ce qui lui permit d’avoir des relations fréquentes avec Berne, Berthoud, Soleure, Königsfelden, Mulhouse, Fribourg et Neuenbourg en Brisgau. De 1480 à 1520, l’église des Cordeliers s’est enrichie de trois chefs-d’œuvre : le maître-autel du Maître à l’œillet, le retable de Hans Fries et le retable de Jean de Furno. Jean Joly commanda le maître-autel à des artistes qu’il trouva à Soleure, mais suite à la mort du premier peintre, quelques mois plus tard, plusieurs autres artistes furent intéressés par ce travail. Malgré quelques noms conservés dans les archives, il est difficile d’identifier le Maître à l’œillet. Cet élément qui permet de nommer ainsi l’artiste apparaît, en tant que signature, pour la première fois en Suisse au XVe siècle. Le style gothique va se répandre, dès 1230, dans toute la Suisse et c’est surtout par le nord que le courant sera le plus fort, car c’et d’outre-Rhin qu’arriveront « non seulement des idées et les modèles, mais également, en nombre toujours plus grand, des artistes, architectes, sculpteurs, peintres et verriers »[9]. L’évènement qui permit de révéler le retable des Cordeliers au public fut « l’Exposition rétrospective d’art suisse à Paris, de juin à juillet 1924, au Musée du Jeu de Paume »[10]. Les premières publications furent celles de Zemp en 1902, pensant avoir identifié l’artiste à de Bichler, mais Morgenthaler, en 1925, le démentit, suite à la découverte des documents de Soleure conservant le nom du premier artiste ayant exécuté le retable. Un autre auteur à s’être intéressé au retable fut Gonzague De Reynold qui écrivit une analyse sommaire de l’œuvre en 1938. Quelques années plus tard, en 1943, il participa avec Maurice Moullet et Lucien Schwob à la réalisation d’une étude sur le retable en proposant d’identifier l’artiste comme étant un homme du Haut-Rhin ou le maître du retable de Peter Rot. D’autres auteurs se sont intéressés à cette œuvre et l’ont sommairement décrite dans des ouvrages généraux sur l’art gothique Suisse. W. Deonna, en 1944, proposa une autre interprétation de l’écriture apparue sur le manteau de la Vierge lors de la restauration. Elle ne voyait pas un nom d’artiste, mais une suite d’oraisons. Dans les années 90, Verena Villiger dédia tout un ouvrage à l’analyse de ce retable et différencia trois mains d’artistes ayant exécuté la commande.
[1] LADNER Pascal, « Politique et institutions du XIIe au XVe siècle », dans Histoire du Canton de Fribourg, vol.1, RUFFIEUX Roland, 1981, p. 182.
[2] Idem.
[3] RAYMANN P. Otho, « Présence franciscaine à Fribourg », dans Renaissance de l’église des Cordeliers, Pro Fribourg N° 90-91, 1991, p.5.
[4] BUJARD Jacques, « Le couvent des Cordeliers de Fribourg : 750 ans d’architecture franciscaine », dans Cahiers d’Archéologie Fribourgeoise, N° 9(2007), p. 119.
[5] SIEGWART Joseph, STAUB Urs, « L’Eglise médiévale », dans Histoire du Canton de Fribourg, vol.1 RUFFIEUX Roland, 1981, p. 295.
[6] MOULLET P. Maurice, Les Maîtres à l’œillet, Bâle, éd. Holbein, 1943, p.25.
[7] RAYMANN P. Otho, « Présence franciscaine à Fribourg », dans Renaissance de l’église des Cordeliers, Pro Fribourg N° 90-91, 1991, p.6.
[8] MOULLET P.M., DE REYNOLD G, SCHWOB L., CINGRIA A., DOMINIQUE E., Les retables de l’église des Cordeliers. Trois chef-d’œuvre de l’art Suisse à Fribourg, Zurich, éd. Ars Helvetica, 1943, p.9.
[9] BOUFFARD Pierre, L’art gothique en Suisse, Genève, éd. d’art Lucien Mazenod, 1948, p.5.
[10]De REYNOLD Gonzague, Le retable des Cordeliers, Fribourg, éd. Fragnières frères, 1938, p.3.
Lorsque Jean Joly commanda le retable, il le voulait « aussi grand et aussi beau que ceux qu’il avait admirés à Strasbourg, Paris et Avignon »[1]. En effet, le retable possède des dimensions encore plus grandes que celles des retables vu par le Père Joly. Il fut réalisé entre 1479 et 1480 et avait des dimensions plus grandes que celles d’aujourd’hui.
[1] MOULLET P.M., DE REYNOLD G, SCHWOB L., CINGRIA A., DOMINIQUE E., p.9.
Dimensions et technique utilisée
Le retable, arrivé jusqu’à nos jours, possède des dimensions plus petites qu’à l’origine, car il fut coupé. Les volets fermés, il mesure 2,07 m sur 3,32 m. Une fois ouvert, le retable mesure 2, 07 m sur 8,10 m. Ces dimensions ne comprennent pas le cadre qui l’entoure. Le support des peintures est constitué de « planches de sapin assemblées à joints vifs, dont la largeur varie entre 10 et 39 cm »[1]. D’après les documents conservant encore les noms des artistes qui ont travaillé sur le retable, Ulrich Scherrer de Soleure serait le menuisier qui a fabriqué le support. Avant la mutilation subie au XVIIe siècle, les panneaux étaient, à l’origine, 40 cm plus haut. Une toile de lin a été encollée sur le bois, mais d’après une analyse de Verena Villiger, la toile ne va pas jusqu’au bord. Elle s’arrête « à l’endroit où le panneau était recouvert par le cadre original à rainure »[2]. Cette manière de préparer les panneaux prouve que ceux-ci « étaient montés dans les cadres avant d’être entoilés, enduits de la préparation et d’être peints »[3]. La partie centrale du retable comprenait la Crucifixion et les saints franciscains qui ont été séparés de la représentation principale par de simples bandes décoratives appliquées après l’exécution des peintures. La préparation de la toile est composée de craie naturelle et de colle de protéines formant ainsi un enduit (gesso) qui était rendu parfaitement lisse afin que les motifs damassés et dorés à la feuille n’aient pas d’irrégularités. Sur cet enduit lisse et solide, l’artiste créait son esquisse en camaïeu et pour finir venait la peinture. La technique utilisée pour peindre est celle de la tempera, c’est-à-dire des pigments mélangés à du jaune ou du blanc d’œuf, à de l’huile et à des colles végétales et animales. Lors du décapage des panneaux, en 1936, il a été montré qu’ils avaient été travaillés différemment. Il y avait une couche de vernis originale qui avait été recouverte deux fois. La première fois au XVIIe siècle et la deuxième fois au XIXe siècle. Ces couches primitives étaient irrégulières sur chaque panneau. Sur ceux de saint Bernardin et saint Antoine, le vernis était léger, sur celui de la Crucifixion il était plus épais et donc, difficile à enlever. La même difficulté se retrouve dans le panneau de saint François et saint Louis. Ceux de la Nativité et de l’Epiphanie possédaient la même résistance, mais à certains endroits le vernis était plus tenace. Quant aux panneaux de l’Annonciation, ceux-ci étaient les plus homogènes.
[1] VILLIGER Verena, « Le maître-autel de l’Eglise des Cordeliers de Fribourg (Suisse) : à propos du dessin sous-jacent, dans Colloque X : Le dessin sous-jacent dans la peinture, 5-7 septembre 1993, p. 62.
[2] Ibid., p. 63.
[3] Idem.
Modifications subies à l'époque baroque
En 1692, le retable fut remplacé par un autel baroque de Kilian Stauffer et, par conséquent, les panneaux furent démontés. L’image principale avec la Crucifixion a été donnée à Johann Nicklaus de Montenach et à sa femme Franziska Elisabet Reynold[1]. Les planches du Maître à l’œillet ont été coupées en 1697 et suspendues sur les murs latéraux du chœur de l’église dans « des cadres de bois sculpté, lourds mais assez beaux, aux armes des donateurs patriciens : Castella, Praroman, von der Weid »[2]. Suite à cette transformation, « des parties du font ont été surpeintes de draperies »[3]. Nous avions dit que les dimensions du retable étaient, alors, beaucoup plus grandes que celles d’aujourd’hui. En effet, il est possible de voir des endroits coupés dans l’Annonciation, tel que la main gauche de l’ange, un bout de la table. Mais les parties les plus visibles se trouvent vers le haut des panneaux. Les niches où se trouvent les saintes sont nettement coupées et la voûte où se trouvent la Vierge et l’archange Gabriel est aussi supprimée. Sur les panneaux intérieurs, possédant un fond d’or, il est visible qu’au niveau des arcs, des parties lisses devaient posséder à l’origine « des éléments décoratifs sculptés, constitués de rinceaux ou de remplages »[4]. Le triptyque du Maître à l’œillet reprit sa place d’origine en 1936, suite à un renouvellement du chœur de l’église.
[1] GUTSCHER Charlotte, VILLIGER Verena, Im Zeichen der Nelke. Der Hochaltar der Franziskanerkirche in Freiburg i. Ü., Berne, éd. Benteli Verlag, 1999, p. 67.
[2] De REYNOLD, p.4.
[3] VILLIGER, p. 61.
[4] Ibid., p. 62.
Les restaurations
La mention du retable de Fribourg a débuté avec l’historien Nicolas Readlé, un prêtre de l’église de Fribourg, en 1882. Celui-ci mentionne cinq peintures à fond d’or se trouvant dans le chœur de l’église[1]. C’est en 1892 que le Fribourg artistique, « composé d’archéologues, d’historiens et érudits parmi lesquels Max de Diesbach, Max de Techtermann, le chanoine Gremaud et un libraire Hubert Labastrou »[2], reproduit une partie du retable. La restauration commença en 1936 et il a été aussi décidé de remettre le retable en place et de restaurer le chœur afin de recréer son ambiance primitive. François Baud créa un nouveau cadre et Alfred Blailé restaura les panneaux avec la collaboration du doreur Auguste Favre. Lors de cette restauration, il a été découvert « quelques mots énigmatiques, intercalés au milieu d’un texte formant une bordure ornementale dans le manteau de la Vierge, au panneau de la Nativité »[3].
[1] GUTSCHER, VILLIGER, p. 25.
[2] De REYNOLD, p. 1
[3] MOULLET, p. 21.
parties du triptyque surmonté d'un cadre baroque/ Volets fermé du retable représentant l'Annonciation.
Il est possible de voir que l’artiste a comme suivi un modèle ligne par ligne, comme s’il l’avait sous les yeux. Les artistes ont utilisé des gravures du Maître E.S et surtout celles de Martin Schongauer qui devaient circuler entre Fribourg et Bâle, montrant ainsi une certaine adaptation des modèles flamands.
L'Annonciation
Les volets fermés présentent une Annonciation. L’archange Gabriel vient d’arriver, son ample manteau est encore soulevé par l’air. L’archange tient un sceptre autour duquel un texte sur une banderole s’enroule et sur laquelle il est écrit : Ave gratia plena, Dominus tecum. Deux œillets sont posés près de son pied droit. Il interrompt l’oraison de Marie qui, les épaules tombantes suite à la charge qui lui est imposée, donne sa réponse par un signe de main. Au niveau de la tête de la Vierge, des rayons, issus du ciel, transportent une colombe suivie d’un tout petit enfant. Les lys aux fleurs penchées sont dirigés à des endroits précis. La première des fleurs est dirigée vers le petit enfant Jésus, la deuxième vers le visage de Marie et le troisième vers l’extérieur. Ces lys permettent de relier la Vierge au ciel, tout comme le sillage de la colombe du Saint-Esprit. Sur les côtés, debouts dans leur niche, sainte Claire, à gauche et sainte Elisabeth de Hongrie, à droite, mesurent 1,70 m environ. Ces deux saintes symbolisent « la foi et l’amour de la pauvreté »[1]. Sainte Claire tient un ostensoir dans sa main droite et un livre d’Heures dans la gauche. La croix de l’ostensoir se place au niveau du front de la sainte et l’ostie au niveau du cœur. Quant à sainte Elisabeth, elle tient deux pains de sa main droite et une cruche de la gauche. La couronne royale est posée sur sa tête et « une mince cordelette relie les deux gestes »[2]. Revenons sur certains éléments. La représentation de Marie avec le Saint-Esprit, sous forme de colombe, est très courante et l’exemple a sûrement été pris dans deux des gravures du Maître E.S, un artiste du Haut-Rhin, réalisées vers le début de la moitié du XVe siècle, à savoir une gravure de Geisberg et une du Cabinet d’estampe de la Staatlichen Kunstsammlungen de Dresde. La direction du rayon céleste est semblable à celle de ce maître, la position des mains de Marie le sont aussi, mais de manière inversée. L’archange Gabriel, par contre, possède le même sceptre dans la gravure de Geisberg du Maître E.S, mais il devrait plutôt être comparé avec une gravure de Martin Schongauer, conservée à Bâle dans le Cabinet d’estampe de l’Öffentliche Kunstsammlung. L’être divin a la même position que celui de la gravure. Il fait le même signe de sa main et tient un sceptre enroulé d’une banderole, non inscrite. La couronne se trouvant sur sa tête, est similaire à la croix au niveau du front. Le soulèvement du manteau au niveau du coude peut être aussi comparée. Il est possible, de même, de rapprocher ce personnage au retable se trouvant dans l’église de Bâle. Il s’agit du retable de Peter Rot. Il a pu servir soit au Maître à l’œillet de Fribourg, soit l’artiste qui a peint le retable de l’église des Cordeliers est le même que celui du retable de Bâle. Quant à Sainte Claire, elle a pu servir de modèle à Hans Fries dans sa gravure conservée au Musée d’Art et d’Histoire de Fribourg, car celle-ci est postérieure au retable des Cordeliers. Il est possible de retrouver le même petit pied qui sort du manteau, le même ostensoir, un peu plus surélevé ainsi que la niche dans laquelle la sainte est placée. Le vase avec les lys est aussi présent dans la gravure de Dresde du Maître E.S, mais il est posé au sol, donc il est préférable de comparer cet élément à l’estampe de Martin Schongauer de la The Illustrated Bartsch qui présente un vase avec des lys très similaires à ceux du retable des Cordeliers. Le paysage représenté sur le retable de Fribourg est semblable, mais non identique. Le château au loin a été repris peut-être dans les deux gravures du Maître E.S. La voûte soutenue par deux colonnettes et le plafond qui encadrent la scène sont aussi similaires à celle de Dresde.
[1] P.M. MOULLET, G. REYNOLD, L. SCHWOB, A. CINGRIA, E. DOMINIQUE, p. 60.
[2] Ibid., p.61.
Maître E.S: gravure de Geisberg et gravure de Dresde/ Martin Schongauer: gravure de Bâle/ Retable Peter Rot/ Hans Fries: gravure de Fribourg/ Martin Schongauer: gravure de Bâle
Le Calvaire
Le Christ est crucifié sur une croix en forme de T. Sa tête s’incline et du sang coule de ses blessures. La Vierge Marie et saint Jean l’Evangéliste se trouve sous les bras de la croix qui les protège. Marie est triste, voire en pleurs, saint Jean tient un livre en se pinçant la main gauche. Au sol, des os sont placés au pied de la croix et de la verdure recouvre le sol. Le tout se trouve sur un fond doré et damassé. La représentation de la croix en forme de T est déjà présente en Suisse à l’époque gothique. Elle est notamment visible dans la Crucifixion de l’église franciscaine de Sainte-Marie à Lucerne, datée autour de 1430-1450. La représentation du Calvaire a dû plus probablement être prise dans les gravures du Maître E.S, comme celle de Dresde et de Martin Schongauer, conservée à Bâle. L’absence du nimbe autour de la tête du Christ a été prise chez ce dernier. Quant à la Vierge qui tient son manteau et ses mains, elle a été reprise chez le Maître E.S. Saint Jean l’Evangéliste se présente debout, les pieds découverts et dans la même position que ceux des gravures. Le crâne et d’autres os sont aussi présents au pied de la croix chez Martin Schongauer.
Les saints franciscains
Sur la gauche du Clavaire, saint François d’Assise, reconnaissable par les stigmates et la croix qu’il tient à la main, se tient debout à côté de saint Louis de Toulouse qui porte la coiffe d’évêque et la crosse, ainsi qu’une couronne au-dessus des blasons placés au sol devant lui. A droite, saint Bernardin de Sienne, portant le monogramme du Christ et un livre, se trouve derrière les mitres qui symbolisent les évêchés qu’il a refusé durant sa vie. A côté de lui, saint Antoine de Padoue tient une branche de lys d’une main, un livre de l’autre et porte un cœur sur la poitrine. Tous ces saints sont de l’ordre franciscains et ont été placés à des endroits précis. Saint François d’Assise et saint Bernardin de Sienne sont placés directement à côté du Calvaire, car l’un porte les blessures du Christ et l’autre son monogramme. Saint Louis de Toulouse se trouve à côté de saint François d’Assise, car il a refusé la royauté pour s’adonner à une vie pauvre. Saint Antoine de Padoue se trouve à côté de saint Bernardin car il est un maître de doctrine spirituelle. Concernant l’iconographie, saint François d’Assise a été représenté presque de la même manière dans une gravure d’Israhel van Meckenem, conservée à Vienne à la Graphische Sammlung Albertina. La position des pieds est la même, mais une des mains tient un livre dans le retable des Cordeliers. Saint Bernardin, quant à lui, est repris d’une gravure du Maître E.S, conservée à Paris à la Bibliothèque nationale de France et qui est datée de 1467. Il tient de la même manière le monogramme, mais le livre n’est pas présenté au public comme sur le retable. Les trois crosses sont présentes, mais cette fois écrasées par le pied du saint. Sur le retable des Cordeliers, il n’est pas possible de savoir s’il en écrase au moins une, car les mitres cachent son pied. Le saint porte les mêmes vêtements que sur le retable, mais les plis sont différents. Ces saints ont été aussi représentés dans la peinture murale de l’église franciscaine de Lucerne. A droite, saint Louis de Toulouse et saint François d’Assise y sont représentés avec leurs attributs principaux et à gauche, d’après Verena Villiger, il s’agirait de saint Antoine de Padoue, tenant un livre[1].
[1] GUTSCHER, VILLIGER, p. 185.
Partie gauche et droite de la face interne du retable/ Israhel van Meckenem: gravure de Vienne/ Maître E.S: gravure de la BNF de Paris/ Eglise Sainte-Marie de Lucerne
La Nativité
La Vierge Marie et Joseph sont agenouillés devant l’enfant Jésus, posé sur un drap par terre, près de deux œillets. Des angelots se trouvent au sol dans le coin droit et jouent de la musique. L’âne et le bœuf se trouvent dans l’étable. Des bergers sont placés derrière le muret et adorent l’Enfant. Au loin, un berger et son troupeau sont peints dans un petit paysage. Un ange, tenant une banderole, se détache du fond d’or damassé. La Nativité à l’extérieur est représenté dans plusieurs gravures du Maître E.S comme deux de Dresde et une du Musée du Louvre de la Collection Rotschild. La Vierge se trouve toujours agenouillée devant l’Enfant, les mains jointes. L’enfant Jésus est représenté, chez le Maître E.S, la plupart du temps posé au sol sans drap, sauf dans la gravure du Louvre où il est placé sur un des pans du manteau de la Vierge. Martin Schongauer, dans sa gravure de Bâle, a aussi présenté l’Enfant sur un des pans du manteau de Marie, mais il nous donne l’impression que l’Enfant est comme posé sur un drap et entouré par le manteau de la Vierge. La position croisée des jambes de Jésus sur le retable des Cordeliers se retrouve dans la gravure du Louvre du Maître E.S. Les angelots musiciens, en bas à droite du retable, sont présents dans les gravures, mais sans leur instruments de musique. La gravure de Londres du Maître E.S présente des angelots près de l’Enfant, ce qui est le cas sur le retable de Fribourg. Ces trois êtres divins sont présents aussi dans une des gravures de Dresde, mais chez Martin Schongauer, ils sont placés sur l’arc de l’abri. Joseph est représenté, dans les gravures proposées, toujours à l’écart et agenouillé. Mais chez Schongauer, l’homme est près de la Vierge, mais cette fois debout. Par contre, ce qui le différencie de ces représentations, c’est que sur le retable il est représenté quasi imberbe. Joseph porte une canne et une lanterne. Ce dernier élément est présent dans la gravure du Louvre du Maître E.S et dans la gravure de Martin Schongauer. Seulement dans celle de ce dernier artiste, Joseph porte les deux objets. Les bergers sont un peu cachés dans le retable des Cordeliers. Ceux-ci le sont aussi dans les deux gravures du Maître E.S de Dresde et celle de Schongauer, mais l’architecture est complètement différente chez ce dernier. L’ange qui apporte la nouvelle sur une banderole est présent dans les deux gravures de Dresde du Maître E.S, mais la première est plus similaire, car l’être divin est tout petit et a plus ou moins la même position. Chez Martin Schongauer, il y a aussi un ange au loin, mais il ne porte pas de banderole. L’âne et le bœuf, se trouvant dans une étable, sont légèrement isolés de la scène. Cette isolation est retrouvable dans les deux gravures de Dresde du Maître E.S. Mais ce qui les différencie c’est le fait que les deux animaux dans le retable des Cordeliers semblent quand même participer à la scène par leur regard.
L'Adoration des Mages
La scène se passe toujours dans le même espace, à savoir une grange sur le côté gauche et un muret qui la sépare d’une ville au loin. La Vierge Marie est assise tenant l’Enfant sur elle. Joseph se trouve debout à côté d’elle en s'appuyant sur sa canne. Les rois Mages sont venus adorer Jésus et lui apporter des présents. Melchior, le plus âgé, s’agenouille devant l’Enfant, lui présentant de l’or, après avoir enlevé son bonnet. Gaspard lui offre l’encens et Balthazar la myrrhe. Les Rois Mages sont richement vêtus et se détachent de la scène par la brillance de l’objet en or qu’ils sont sur le point d’offrir à l’Enfant. L’âne et le bœuf sont cachés dans l’étable sur le côté et un ange vole dans un ciel doré et damassé. La représentation de l’Adoration des Mages diffère chez tous les artistes. Par exemple, dans notre retable des Cordeliers, l’étoile qui a guidé les rois est absente, mais l’ange qui se trouve sur le fond d’or pourrait symboliser cette étoile. La Vierge Marie est assise dans les représentations avec l’Enfant assis et non debout. Joseph est absent dans la gravure de Martin Schongauer, conservée à Bâle, mais isolé dans celle du Maître E.S, conservée à Londres. Par contre, dans la gravure du Maître de Cobourg, se trouvant à Cobourg, l’homme est placé à côté de la Vierge, mais il se désintéresse de la scène, car son regard est penché à l’intérieur de la boîte pleine d’or. Melchior est, lui aussi, agenouillé chez Schongauer et vénère l’Enfant après avoir posé son bonnet au sol. Il porte une barbe semblable à celle du Mage du retable de Fribourg. Dans la gravure du Maître de Cobourg, le Mage âgé a aussi enlevé son chapeau et embrasse cette fois, la main de Jésus. Gaspard porte une chevelure assez longue chez Schongauer et chez le Maître E.S, mais le premier artiste a fait enlever le chapeau à son roi Mage, contrairement à l’autre artiste. Le Maître de Cobourg, lui aussi présente Gaspard en train d’enlever son bonnet. Le dernier roi Mage, Balthazar, porte plus ou moins les mêmes vêtements que Schongauer, mais la coiffe est celle du Maître de Cobourg. Le toit de l’étable est similaire à celle de Martin Schongauer. L’âne et le bœuf y sont représentés, un peu cachés malgré tout, dans le coin gauche comme dans le retable des Cordeliers. C’est le cas aussi chez le Maître E.S, mais non chez le Maître de Cobourg.
Martin Schongauer: gravure de Bâle / Maître E.S: gravure de Londres / Maître Coburger: gravure de Coburg
Il faut noter qu’il est étrange de placer la Nativité et l’Adoration des Mages à côté d’une Crucifixion ou d’un Calvaire. Normalement ces dernières représentations sont associées à la passion du Christ, mais dans le cas de ce retable, elles sont associées à des scènes mariologiques, comme nous le dit Verena Villiger[1]. Le fait d’associer différentes scènes bibliques est due, toujours selon elle, à l’esprit franciscain[2]. Il faudrait plutôt voir des scènes emblématiques de la vie du Christ qui illustrent le rachat du péché. Les représentations ne montrent pas une narration, mais une adoration, par laquelle les fidèles vénèrent le Christ qui est né afin de racheter le péché par sa mort. De plus, la narration n’est pas possible, car des saints franciscains encadrent une Crucifixion. Le point le plus important pour un franciscain était ce lien avec la croix du Christ, qui est le centre du retable. Cette croix, renvoie à la stigmatisation de saint François, mais aussi au fait que les franciscains cherchaient à imiter une vie pauvre, tel que le Christ. Le retable de Furno, se trouvant dans la même église, associe lui aussi la Crucifixion à la Nativité ainsi que l’Epiphanie. Ce retable, datant du XVIe siècle, se serait peut-être inspiré du maître-autel. Les artistes, pour pouvoir créer une unité entre ces différentes représentations, ont créé un fond d’or damassé ce qui a permis de les lier l’un à l’autre et ainsi d’attirer l’œil du fidèle dans le but d’adorer l’Enfant comme le font les Bergers et les Mages et de contempler le Christ crucifié comme le font la Vierge et saint Jean l’Evangéliste.
[1] GUTSCHER, VILLIGER, p. 92.
[2] Idem.
L’œillet en tant que symbole et signature
L’œillet est une fleur, que la tradition voudrait que saint Louis ait trouvée « en Orient, lors de la huitième croisade et qu’il l’ait importée en France »[1]. Cette plante est médicinale et permettait de guérir des maladies terribles et de calmer le système nerveux. Moullet continue à expliquer ce que représentait au moyen âge l’œillet. Elle était la fleur du peuple et symbolisait la paix familiale. L’œillet ornait aussi la tombe des braves travailleurs et était le symbole de l’amitié. Plusieurs artistes l’utilisaient, non pas comme signature comme dans les œuvres suisses, mais comme décor ou comme symbole. Par exemple, Jan van Eyck, au XVe siècle, a placé un œillet dans la main d’un riche marchand. Il s’agit de L’homme à l’œillet de la Gemäldegalerie de Berlin. Dans d’autres représentations « la Vierge en fait cadeau à Jésus enfant »[2]. Il est possible que le Maître à l’œillet du retable de Fribourg ait voulu employer une signification symbolique analogue. Le retable des Cordeliers est le premier à posséder ces œillets comme signature. Il est possible, par la suite, que ses élèves l’aient aussi employé et diffusé dans la Suisse durant la fin du XVe et le début du XVIe siècle. Il ne faudrait y voir « ni une école, ni un atelier, mais vraisemblablement une sorte de confrérie »[3]. En tout, il existe quatre présences d’œillets comme signature en Suisse. Le premier retable est celui de Fribourg, car il est le premier à employer l’œillet comme signature. Ensuite, vient celui de Berne, de Zurich et celui de Baden. Selon l’analyse de Moullet, les groupes de Berne et de Zurich signent avec « deux œillets, l’un blanc et l’autre rouge, tantôt parallèles, tantôt entrecroisés, ou même isolés »[4]. Le groupe de Baden « présente une certaine analogie avec les deux premiers, l’œillet étant sommairement exécuté et entrecroisé avec un brin de lavande »[5]. Les œillets de Fribourg se différencient par rapport à ceux des autres groupes, car ils sont les plus beaux et les plus largement peints. La fleur est reproduite de manière tellement réaliste qu’on a l’impression que l’artiste l’a peinte d’après nature. Les œillets de l’Annonciation se tournent vers la Vierge, comme s’il s’agissait d’un message céleste. Le rose touche de ses pétales le rouge. Lucien Schwob propose de voir dans les œillets se rejoignant « […] tête contre tête, comme la colombe du Saint-Esprit […] »[6] qui se dirige vers la tête de la Vierge une personnification cachée de Marie et de Jésus. C’est-à-dire, l’œillet rose symboliserait la Vierge et l’œillet rouge représenterait l’Enfant Jésus, car le rouge serait « […] du sang caillé, du rouge de l’amour de Jésus […] »[7]. Selon lui, les œillets symboliseraient le fait que le Christ « […] versera le sang qu’il a reçu de Marie »[8]. Les œillets de la Nativité sont blanc et rouge. Christoph et Dorothee Eggenberger voient plutôt les « couleurs nationales »[9], donc rouge et blanc, à la veille de l’entrée dans la Confédération. Ils ne sont pas les seuls à penser cela, car Lucien Schwob le dit aussi dans son analyse. Il aperçoit « […] cette volonté d’un peintre qui veut affirmer sa qualité de Confédéré »[10].
[1] MOULLET, p. 15.
[2] Idem.
[3] DEUTCHLER Florens, ROETHLISBERGER Marcel, LÜTHY Hans, La Peinture suisse – Du moyen âge à l’aube du XXème siècle, Genève, éd. d’art Albert Skira, 1975, p. 46.
[4] MOULLET, p. 11.
[5] Idem.
[6] P.M. MOULLET, G. REYNOLD, L. SCHWOB, A. CINGRIA, E. DOMINIQUE, p. 85.
[7] Idem.
[8] Idem.
[9] EGGENBERGER Christoph et Dorothee, La peinture du Moyen Age, Ars Helvetica V, Zurich, 1991, p. 272.
[10] P.M. MOULLET, G. REYNOLD, L. SCHWOB, A. CINGRIA, E. DOMINIQUE, p. 88.
Jan van Eyck, L'homme à l’œillet, 1435 / Maître à l’œillet de Zurich /Maître à l’œillet de Baden / Œillets de l'Annonciation et oeillet de la Nativité
En 1902, J. Zemp pense « reconnaître, dans le Maître à l’œillet du retable des Cordeliers, le peintre bernois Heinrich Bichler (alias Büchler) »[1]. Cet artiste reçut plusieurs commandes de la part des villes de Berne et de Fribourg entre 1466 et 1494, telle que La bataille de Morat. Mais en 1925, H. Morgenthaler le démentit en publiant deux lettres des Archives de Soleure qui mentionnent la mort du premier peintre, Albrecht Nentz, et « les nombreuses démarches faites pour son remplacement »[2]. D’après les noms dans les archives, il y aurait eu une succession de trois peintres : Albrecht Nentz, Barthélémy Rutenzweig et Paul de Strasbourg. Un quatrième artiste peut être supposé grâce à la découverte, lors de la restauration, de mots étranges entre le texte sur le manteau de la Vierge du panneau de la Nativité : GRIN-B-BITLOR-ARIBON. La peinture du retable des Cordeliers semble appartenir à une seule main, grâce à l’unité conférée à chaque scène, mais en réalité il faudrait y voir trois artistes, ou du moins un ou deux artistes et des élèves. La première main est la plus élégante, la deuxième est d’un peu de moins bonne qualité et la troisième devait être, selon la plupart des historiens de l’art, composée d’élèves car la touche est un peu maladroite. Leur style se rattache à l’art du Haut-Rhin, tout comme l’iconographie, mais avec « […] une indéniable influence flamande, et aussi une influence italienne […] »[3]. Par l’infrarouge il est possible de voir le dessin sous-jacent et de cette manière il permet de différencier les mains.
[1] P.M. MOULLET, G. REYNOLD, L. SCHWOB, A. CINGRIA, E. DOMINIQUE, p. 88.
[2] Idem.
[3] De REYNOLD, p.12.
Une succession de maîtres
La commande du triptyque fut donné d’abord à Albrecht Nentz de Rottweil en Souabe. Le peintre officiel de Soleure a obtenu la bourgeoisie en 1469 dans la même ville où se trouvait son atelier. Le travail fut entrepris en 1479, mais quelques mois plus tard, Nentz décéda après avoir réalisé l’apprêt et tracé l’esquisse du panneau central. En décédant, l’artiste laissa non seulement une veuve et plusieurs enfants en bas âge sans père, mais aussi la ville de Soleure sans peintre officiel. Dans les documents de Fribourg un nom d’artiste est inscrit. Il s’agit de Michel Ballouf, mais celui-ci refusa de s’installer sur place, car la condition requise pour pouvoir exécuter le retable était celle de rester dans la ville de Soleure.
Ce furent notamment des Bâlois qui s’intéressèrent à l’exécution du retable. Parmi ces artistes, le fils de Hans Rutenzweig, Barthélémy, un peintre de retables et peintre verrier. Il aurait fait, d’après Moulet, « son apprentissage chez le maître Martin Koch »[1]. L’artiste avait de nombreux élèves, dont Paul de Strasbourg et Jean de Dijon. D’après les documents, le maître bâlois avait un tempérament violent et grossier. Rutenzweig se déplaça à Soleure pour obtenir la commande qui lui fut donnée, car il fit la promesse de s’installer à Soleure. Par la suite, l’artiste fit venir quelques compagnons de son atelier pour exécuter le travail. Barthélémy ne s’y serait pas vraiment attardé, car il laissa faire le travail à ses élèves. Ils durent d’abord finir d’achever l’apprêt, avant de commencer à peindre, par conséquent, on a tendance à attribuer la part du maître Albrecht, à savoir le panneau central, aux compagnons inconnus de l’atelier du maître bâlois.
[1] Ibid, p. 29.
Paulus de Strasbourg est l’élève de Barthélémy Rutenzweig et participa à l’exécution du retable. L’artiste s’était prêté aux machinations de son maître qui lui demandait « de continuer l’atelier, mais aussi d’épouser la veuve et de prendre soin des enfants du maître Albrecht »[1]. Certains historiens émirent l’hypothèse que Paul de Strasbourg serait en réalité Paul Löwensprung, le maître à l’œillet de Berne, qui serait par conséquence le premier Maître à l’œillet du retable de Fribourg. Cette hypothèse fut émise parce qu’un certain Paul est mentionné à Berne en 1494 et deux ans après la réalisation du retable de Fribourg.
[1] Ibid., p. 28.
GRIN-B-BITLOR-ARIBON correspond à l’inscription se trouvant sur le manteau de la Vierge dans le panneau de la Nativité. Ces mots mystérieux s’intercalent dans le texte de l’Ave Maria et du Salve Regina. Moullet verrait dans BITLOR le nom de l’artiste Beutler ou Bichler latinisé. Le mot ARIBON correspondrait peut-être à un lieu, mais il se cache à la place un nom de personne. D’après Buchberger, il y aurait trois noms correspondant à ARIBON : « le premier fut évêque de Freising au VIIIe siècle ; le second, parent de l’empereur Heinri II, fut archevêque de Mayence ; le troisième, un bénédictin, commentateur de Guy d’Arezzo, vécut au XIe siècle »[1]. Mais la datation de ces noms ne fonctionne pas avec l’ARIBON du retable. Il faudrait aller chercher l’origine de ce nom « dans la tribu des Aribons, fixée non loin du Chiemsee, en Bavière »[2]. Puisque le mot Arion est un nom de personne, celui de Bitlor peut s’y attacher, composant ainsi le nom de famille de Beutler. Le reste de l’inscription GRIN-B désignerait peut-être un deuxième artiste. D’après Moullet, il s’agirait de trois noms, « ceux du maître et de ses compagnons »[3]. Mais, le prénom de Bichler, donc Hans, ne se trouve pas dans l’inscription. Le B ne correspond pas au H de Hans. Il faudrait voir dans BITLOR « le mot en vieil-allemand Bietler, qui veut dire bourgeois ou simplement habitant de la campagne, par opposition à Städler, habitant de la ville »[4], sous la forme latinisée BITLOR. Donc il faudrait considérer le premier groupe GRIN-B comme étant un prénom (GRIN=GRÜN) et le B serait l’initiale du nom de famille de l’artiste et par conséquence BITLOR signifierait « habitant de la contrée » d’ARIBON, dont ce dernier mot fait songer au nom de Arbon, ville au bord du lac de Constance. Un autre avis est donné sur cette inscription par Deonna. Il s’agirait pour elle des abréviations et des noms divins. Si l’on regarde attentivement le texte, certains mots ne sont pas séparés par des points :
MARIA. MATER GRIN B. MISERICORDIE. BITLOR, ARIBON. DEFGORIA. PATRI. ET.
Deonna se demande si le manque de point entre Mater et Grin serait voulu afin de rattacher ces mots. Elle prouve que le début du texte ne correspond pas au Salve Regina, mais à « divers hymnes et oraisons à la Vierge »[5] : « Maria Mater gratiae, Mater Misericordiae. Tu nos ab hoste protege in hora mortis suscipe… » ou encore « Sancta Maris, perpetua Virgo Virginum, Mater Misericordiae, Mater gratiae… ». Deonna penserait que gratiae correspondrait à GRIN car les deux premières lettres y sont. Elle propose aussi de voir dans ce GRIN un autre mot pour dire Dei : « Sancta (surement caché par les cheveux de la Vierge) Maria, Mater Dei ». Ensuite B. qui suit GRIN correspondrait à « l’abréviation de Beata ou Benedicta, épithètes ordinaires de Marie »[6]. Plus loin, il y a le mot DEF, qui suit BITLOR, ARIBON, serait « un appel à la protection de Marie et des noms sacrés : « Defendere, defenete nos », termes très fréquents dans les oraisons »[7]. Par contre Deonna n’a pas réussi à rattacher BITLOR à une racine sémitique. Quant à ARIBON, il est possible de voir « Ribon, Seigneur, précédé de l’article, soit « le Seigneur », hébreu en lettres latines »[8]. Pour finir, si nous reconstituons le texte cela donne :
(Sancta) MARIA, MATER GRIN B(eata) MISERICORDIAE, BITLOR, ARIBON DEF(endete nos ab omi malo). GLORIA PATRI ET (Filio et spiritui sancto. Amen.)
La plupart des historiens optent pour l’hypothèse du nom de l’artiste. Pour comparer cette inscription il est possible de rapprocher une inscription similaire à celle du manteau de la Vierge à un des panneaux, réalisés par Michel Erhart et Hans Holbein, se trouvant dans la Cathédrale de Notre-Dame de Augsbourg[9]. Il est écrit : MICHEL ERHART PILDHAVER 1493 HANNS HOLBEIN MALER O MATER NOBUS MISERERE.
[1] P.M. MOULLET, G. REYNOLD, L. SCHWOB, A. CINGRIA, E. DOMINIQUE, pp.11-12.
[2] Ibid., p. 12.
[3] Idem.
[4] MOULLET, p.33.
[5] DEONNA W, « Grin, Bitlor, Aribon et le « maître à l’œillet de Fribourg », dans Extrait de la Revue suisse d’Art et d’Archéologie, vol. 6, N°3, 1944, p. 177.
[6] Ibid., p. 178.
[7] Idem.
[8] Ibid., p. 179.
[9] GUTSCHER, VILLIGER, p. 59.
Manteau de la Vierge du retable de Fribourg et bandelette du retable de la Cathédral Notre-Dame d'Augsburg
Trois mains différentes
Suite à la découverte de ces différents noms, il faudrait différencier trois types de mains. La première main, tout comme la deuxième, va s’occuper des éléments les plus importants, à savoir, les visages, les personnages les plus importants. La manière de la première main est élégante. Les traits sont légers et fluides. Les hachures, visibles dans les infrarouges, modèlent la figures et les formes par leurs traits. Cette main est caractérisée, d’après Verena Villiger, par des nez droits, des petites bouches charnues chez les personnages féminins et des lobes pointus. Les mains sont allongées, fines et élégantes. Cette main aurait participé, d’après Verena Villiger, à la réalisation du Calvaire, de la Nativité et de l’Annonciation. Cette deuxième main se différencie de la première par une utilisation d’aplat d’ombres et de lumière afin de modeler les formes, contrairement à des traits fins. Les hachures ne modèlent pas vraiment les figures car « elles ne suivent pas toujours le relief »[1]. Les nez sont un peu plus larges que le premier groupe par les ailes du nez. Il est possible de voir la moins bonne qualité de la deuxième manière dans les mains qui ne sont pas aussi bien maîtrisées que par la première main. Cette main aurait participé à la réalisation des panneaux du Calvaire, des saints franciscains, de l’Epiphanie et de l’Annonciation. Le troisième groupe est plus maladroit, les traits se multiplient, ils sont « filandreux et souvent tissés de façon dense »[2]. Il est possible de reconnaître la troisième main par une représentation d’un pouce assez large. Cette main a peint les parties les moins importantes dans les panneaux des saints franciscains et de l’Epiphanie.
[1] VILLIGER Verena, p. 64.
[2] Idem.
Un style bâlois
Suite aux importations d’idées et d’artistes en Suisse, Bâle « s’appropria », digéra le style flamand, un style qui est caractérisé par des figures monumentales, aux visages poupins possédant une petite bouche et des mains fines. Cette standardisation des modèles flamands a été réalisée notamment grâce à l’importation de gravures depuis le Nord de la Suisse. Pourquoi le style bâlois se retrouve-t-il à Fribourg ? Le premier peintre venait de Soleure, ville dépendante de Bâle. Ensuite, les deux autres artistes, à savoir Rutenzweig et Paul de Strasbourg, venaient de Bâle. Cela permet de comprendre comment le style bâlois est apparu à Fribourg. L’œuvre la plus similaire dans le style du retable de Fribourg est celui du retable Peter Rot de Bâle, réalisé entre 1476 et 1484. Des fragments de retables de Bâle, datant autour de la deuxième moitié du XVe siècle, le sont aussi. Plusieurs gravures bâloises et du Haut-Rhin ont pu servir de modèle pour certaines figures telles que la robe de l’archange, le visage d’une des Vierges et le visage d’un des bergers. Des objets réalisés à Bâle ont dû être vus par les artistes, comme l’ostensoir que tient sainte Claire. Tout d’abord, il faut observer une évolution dans la manière de représenter les figures. A la fin du XVe siècle, elles sont présentées de manière statique, contrairement aux figures du début du XVIe siècle. Il est possible de voir cette différence en observant le retable de Hans Fries, se trouvant dans le chœur de l’église des Cordeliers, dont les drapés et les figures sont en mouvement. Le retable du Maître à l’œillet, lui, illustre la période où les figures sont statiques, posées au sol, plantées sur leurs pieds. Ensuite, il faudrait faire un tour à Berne et observer la manière dont le dessin sous-jacent est réalisé. Sur un infrarouge de saint Christophe, il est possible de voir les mêmes hachures qui modèlent les formes, et des traits fins, non empâtés qui sont similaires à ceux du visage du Christ du retable des Cordeliers. Le Maître à l’œillet de ce retable de Berne est dans la continuité de Bichler qui présente de grandes figures monumentales et un style similaire à celui des artistes flamands, proposant d’amples vêtements qui viennent couvrir les figures. Le retable de Berne a été réalisé par Barthélémy Rutenzweig et Paul de Strasbourg, donc deux des artistes ayant travaillé sur le retable des Cordeliers. Le maître du retable Peter Rot a été comparé à celui du retable de Fribourg par plusieurs historiens de l’art, comme Moullet et Villiger. Les volets fermés présentent la Résurrection du Christ. Les visages des angelots sont tout aussi ronds que ceux des anges musiciens du panneau de la Nativité. Ils ont eux aussi un nez fin et une petite bouche charnue. Le visage du Christ est tout aussi similaire à celui du retable Peter Rot, tout comme son ventre qui est presque identique. Une fois le retable de Bâle ouvert, il est possible de remarquer la ressemblance, dans le panneau central, de l’archange Gabriel à celui de Fribourg. Le visage est identique, la chevelure l’est aussi. Il porte la même coiffe et une banderole inscrite. Sa bouche est petite et charnue, son nez est long et fin. L’ange est moins mouvementé que celui de Fribourg, mais il présente un style identique. D’autres figures de ce retable sont comparables à celles du retable des Cordeliers. La Vierge de la Nativité de Fribourg a un visage similaire à celui de sainte Barbe qui possède elle-aussi ces yeux lourds, un front proéminent et le visage ovale, à mâchoires prononcées. La Vierge de l’Epiphanie est similaire à deux figures. Il s’agit de sainte Ursule et la sainte sans attribut de la seconde rangée du volet gauche. Leur front est lui aussi proéminent, mais la forme du visage à tendance à être plutôt ovale. Le nez et la bouche sont toujours les mêmes et la chevelure des trois figures féminines du retable Peter Rot est tout à fait similaire. Une autre figure peut être comparée à ce retable de Bâle. Il s’agit du Joseph de la Nativité qui a la même forme de visage que saint François, à savoir plutôt ronde. Ses yeux sont eux aussi enfoncés dans le crâne, le nez et la bouche sont fins. D’autres panneaux détachés, d’un certain Maître de Bâle, présentent les mêmes caractéristiques dans les visages ainsi que les mains. Prenons par exemple, sainte Catherine. Cette figure possède un long nez et des sourcils fins, la bouche est petite et charnue et le visage est ovale portant un menton un peu épais. Ses mains sont fines et élégantes et sa chevelure est longue et brillante. Ces caractéristiques font penser directement à la Vierge de l’Annonciation, par son mouvement de main élégant et son visage doux et calme. Des gravures ont pu servir aux artistes à réaliser certaines figures du retable, notamment celles réalisées à Bâle. La première des gravures qui a pu être utilisée est celle d’un blason pour Niklaus Rüsch, réalisé vers la fin du XVe siècle et conservée à Berne au Historisches Museum. Le drapé mouvementé est similaire à celui du bas de la robe de l’archange. Ensuite, la gravure d’un buste de femme, réalisé dans le Haut-Rhin entre 1470-1480 a pu servir de modèle à la Vierge du Calvaire. Les deux figures regardent en l’air, elle ont une petite bouche, des yeux lourds, un petit menton et une forme de visage assez ronde. Le berger debout de la Nativité est semblable à une gravure, toujours du Haut-Rhin, datant aussi entre 1470-1480. Le visage est carré, la bouche est petite et le nez court et fin. Ces gravures du Haut-Rhin permettent de voir comment les artistes bâlois – ou influencé par l’art bâlois – ont assimilé ce style allemand et flamand dans leur art. Des objets ont servi probablement à la réalisation de certaines parties du retable, notamment l’ostensoir de sainte Claire qui est comparable à celui réalisé par Hans Rutenzweig, le père de Barthélémy Rutenzweig. Cela permet d’affirmer que l’artiste a dû apporter une touche personnelle en s’inspirant d’un objet réalisé par un membre de sa famille.
Maître bâlois, Sainte Caterine (fragment de retable), Bâle / Maîtres anonymes: gravures réalisées à Bâle et dans le Haut-Rhin
Pour conclure, le retable des Cordeliers a posé un problème concernant l’identification de l’artiste ou des artistes qui se cachent derrière le nom énigmatique du Maître à l’œillet. Des noms sont certes sortis de l’oubli des archives de Soleure et de Fribourg, mais l’identification simpliste par des attestations ne suffit pas. A travers l’analyse stylistique, il a été possible de comparer le style du retable de Fribourg à celui de Bâle. La manière de dessiner les hachures est similaire à celle de Berne. De plus, il a été dit qu’un certain Paul se trouvait à Berne en 1494, donc il est possible que cette personne soit Paul de Strasbourg, communément appelé Paul Löwensprung, qui a réalisé le retable de Fribourg. L’œuvre majeure qui a une grande ressemblance est le retable Peter Rot de Bâle. Il a été proposé d’y voir la main du Maître à l’œillet de Fribourg. D’après Schwob, « le retable Peter Rot serait le lieu de rencontre des trois principaux maîtres du retable fribourgeois »[1]. Moullet préfère attribuer le retable Peter Rot « au « principal Maître à l’œillet », qui l’aurait exécuté quelques années avant son chef-d’œuvre de Fribourg »[2]. Pour Burckhardt, la date du retable Peter Rot se situerait entre 1460 et 1470, rendant ainsi la réalisation de cette œuvre antérieure au retable des Cordeliers et pour finir Hugelshofer propose de dater le retable vers 1490. Il y a plusieurs hypothèses concernant la datation, mais l’attribution à un artiste bâlois est sûre et probablement il s’agirait d’un des Maître à l’œillet de Fribourg. Le fait d’avoir trois différentes mains, témoigne, peut-être, la volonté du commanditaire dans l’utilisation de certains modèles précis. Mais cette divergence stylistiques n’est pas visible au premier coup d’œil, car une unité s’en dégage. Ces artistes énigmatiques, cachés sous le nom de Maître à l’œillet, sont « les derniers artistes qui illustrent la peinture suisse du XVe siècle »[3], d’après Dominique. Ils ouvriront, par leur art et leurs idées, centrées de plus en plus sur l’homme, une nouvelle période : la Renaissance.
[1] P.M. MOULLET, G. REYNOLD, L. SCHWOB, A. CINGRIA, E. DOMINIQUE, p. 104.
[2] Idem.
[3] MOULLET P. M, p. 40.
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