Guy G. Stroumsa, La Fin du sacrifice: Les mutations religieuses de l'Antiquité tardive
Né d’une famille juive en 1948, l’auteur, Guy G. Stroumsa, fait ses études en économie et droit à Paris. Il part en Israël pour faire des études de philosophie et de pensée juive à l’Université hébraïque de Jérusalem. Après son service militaire et la présentation de son doctorat sur la mythologie gnostique, en 1991, il devient professeur de l’Université hébraïque de Jérusalem et titulaire de la chaire Martin Buber d’histoire des religions, où il dirige le Centre pour l’étude du christianisme dont il est le fondateur, entre 1999 et 2005. En 2009, il devient professeur à l’Université d’Oxford.
Les recherches de Stroumsa sont surtout basées sur la rencontre des religions du monde méditerranéen et proche-oriental, allant de l’Empire romain à l’Antiquité tardive. De 1992 à 2009, il publie cinq livres majeurs : Savoir et salut: traditions juives et tentations dualistes dans le christianisme ancien (1992)[1], Hidden Wisdom: Esoteric Traditions and the Roots of Christian Mysticism (1996)[2], Barbarian Philosophy: The Religious Revolution of Early Christianity (1999),[3] La Fin du sacrifice : les mutations religieuses de l’Antiquité tardive (2005)[4], A New Science: The Discovery of Religion in the Age of Reason (2009)[5].
L’ouvrage en question est La Fin du sacrifice : les mutations religieuses de l’Antiquité tardive[6]. Cet essai de 213 pages est traduit en trois langues différentes dont la première, dite originale, est en français et est publiée en 2005 et éditée par Odile Jacob dans la collection Collège de France. Une version italienne a été réalisée en 2006 et une version américaine en 2009.
Une préface de John Scheid, professeur au Collège de France, introduit l’ouvrage en posant les questions auxquelles Stroumsa tente de répondre dans son œuvre. Un avant-propos de l’auteur explique au lecteur comment le livre est organisé et quel est la problématique qu’il cherche à démontrer. A travers la question du passage du monde gréco-romain au christia-nisme et des transformations du concept même de religion, il propose alors, une nouvelle vision de cette évolution en mettant en avant le judaïsme, pour pouvoir expliquer comment le sacrifice a pris fin dans une période allant du 1er au 4ème siècle apr. J-C.
L’auteur précise qu’il a publié ses conférences « telles qu’elles ont été prononcées »[7] et qu’une appendice a été ajoutée. L’ouvrage est composé de quatre chapitres qui correspondent aux quatre conférences données au Collège de France en février 2004. L’appendice est une étude parue plus tard. Aucune bibliographie est présentée à la fin du livre, pour la simple raison que Stroumsa a préféré mettre des notes en bas de pages pour pouvoir « orienter la recherche »[8] ou pour approfondir son raisonnement. La plupart de ses recherches font référence, comme il le précise dans son avant-propos, à celles anglaise et américaine, mais souvent il reprend ses propres livres ou articles afin de proposer une continuité dans sa recherche, en d’autres mots, une vision synthétique. La démarche utilisée correspond à celle d’une présentation orale, c’est-à-dire, un développement qui se fait au fur et à mesure, appuyé, dans un premier temps, sur des exemples tirés chez des auteurs principalement anglais ou américain, mais aussi chez Michel Foucault, puis expliqué, dans un deuxième temps, avec un vocabulaire simple, de manière fluide mais précise, ce qui permet à tout genre de public[9] de lire cet ouvrage. L’auteur s’excuse d’avance si certains propos risquent « l’échec »[10], mais cela n’en fait pas forcément une faiblesse de l’ouvrage. Pour démontrer ses propos, Stroumsa va mettre en évidence le rôle du judaïsme qui serait, selon lui, la religion sur laquelle le christianisme se base.
La première thèse, qui relève de l’anthropologie, s’articule sur le « souci de soi »[11] et pour le comprendre il faut passer par le judaïsme. Une transformation psychologique profonde dans l’histoire de l’Occident s’est faite : l’homme réfléchit à la vie après la mort. Le sort de l’homme après la mort, n’est pas lié à l’éternité de l’âme, déjà proposée par Platon, mais on parle de résurrection du corps et du jugement dernier. Cette idée, déjà présente dans le judaïsme, passe au christianisme primitif. Prenant une opposition de deux concepts mis en place par André-Jean-Festugière, Stroumsa explique que la première conception est « d’origine platonicienne » [12] et la deuxième est « fondée sur l’idée biblique de creatio ex nihilo »[13]. Les Grecs proposent une transformation du sujet par sa divination (theosis) s’opposant ainsi aux chrétiens. Il s’agit dans le dernier cas, d’un acte surhumain qui transforme sa nature. La conversion philosophique s’oppose à la conversion chrétienne qui passe par la sainteté (praxis). La première des transformations est un retournement sur soi (epistrophè). La deuxième se caractérise par un repentir (metanoia). Pour définir le souci de soi, les chrétiens ont vu en un homme modèle le saint, transformation du prophète juif, qui représente le souci de soi qui passe par l’autre et que l’auteur distingue du sage. Le fait de se repentir, chez les chrétiens, permet de s’interroger et comprendre la nature de ses péchés, permettant ainsi un retour sur soi qui fait éclater les limites de la personne. En effet, l’intellect et le corps sont en action et permettent un élargissement de la personne. Le philosophe possède, « par son intellect, une sungeneia (parenté) avec le divin »[14], mais le corps et le moi profond étaient exclus, ce qui l’empêche comme le chrétien de s’approcher le plus près possible du Sauveur divin, par une imitation continuelle. En d’autres termes, le triangle Athènes-Rome-Jérusalem ont en commun de proposer un autre style de vie.
La deuxième thèse parle de « l’essor des religions du Livre »[15]. Sous l’Empire, « différents changements du statut de la technique de l’écriture et de la lecture »[16] se sont produits. Cela a permis le développement de la lecture silencieuse caractéristique de l’identité du chrétien. Le christianisme et le judaïsme n’ont qu’un Livre autour duquel leur foi se définit. La Bible pour l’un et la Torah pour l’autre. A cause de son enseignement transmis oralement, le judaïsme, contrairement au christianisme, n’a conservé que peu de documents écrits. Selon Stroumsa, l’idée de la « loi orale » est due à la volonté de se différencier de l’autre, principalement des chrétiens. Ainsi pour les Juifs, les commentaires du Livre doivent être exprimés par une autre méthode que l’écriture.
Pour diffuser leur savoir, les chrétiens ont traduit les Evangiles et la Bible en différentes langues. La transformation du rouleau en codex, au 1er siècle de l’Empire romain, permit aussi cette diffusion, créant ainsi une religion du « livre de poche »[17]. L’apparition de la Mishna et le Nouveau Testament se fait autour de la fin du 2ème siècle, serait-ce une coïncidence ? Ces deux corpus reflètent l’éloignement de deux religions. L’une est basée sur la foi prophétique et l’autre sur la pratique rituelle. Mais, ces deux communautés herméneutiques cherchent à offrir une actualisation des Ecritures. Ces « luttes de textes » reflètent l’opposition entre chrétiens et Juifs.
La troisième thèse traite de la « transformation du rituel »[18], suite à la destruction, par Titus, du Second Temple en 70 apr. J-C. Se basant sur des textes de Porphyre[19], Stroumsa explique que, suite à la chute du Temple, le sacrifice sanglant est remplacé par un sacrifice spirituel. Suite à la chute du Temple, la religion des Juifs s’est « modernisée », en mettant l’accent sur l’intériorisation et la privatisation du culte à travers la prière. Cet évènement a permis la création de deux nouvelles religions : le christianisme et le judaïsme rabbinique. Le rituel juif s’est libéré de l’espace sacré, il devient public, mais il va s’intérioriser à travers un nouveau habitat pour Dieu, le cœur du croyant. La prière, le jeûne et l’aumône remplacent le sacrifice. Le premier christianisme, transformation directe du judaïsme, effectue un retour au système sacrificiel, mais de manière réinterprétée, à travers l’imitatio Christi. Cette imitation du sacrifice de Jésus engendre plus tard le martyr. Au 2ème siècle, cette pratique se transforme en prière après avoir réinterprété la destruction du Temple comme étant une punition divine. À la suite de cette chute, le christianisme établit un nouveau centre religieux important à Rome, car Jérusalem, premier lieu de culte, est une métaphore du sacrifice pour les chrétiens.
La quatrième thèse propose de voir un passage « de la religion civique à la religion communautaire »[20]. La nouvelle religion réorganise la géographie en faisant construire des églises et des édifices clos pour permettre des rituels plus intimes, basés sur un texte qui est « lu, chanté et commenté »[21], contrairement aux anciens temples gréco-romains qui étaient ouverts. Cette intériorisation de la religion est due au fait que les citoyens participent de moins en moins au culte civique et une nouvelle relation s’est imposée : la relation intellectuelle. La religion des Romains se différencie de celle des Juifs et des chrétiens des premiers siècles, par la pratique du culte public. Les empereurs chrétiens réussissent à faire cohabiter le pouvoir impérial avec le « pouvoir ecclésiastique ». Cet équilibre permet au christianisme d’imposer son monothéisme qui rejette l’idolâtrie. De ce fait, les communautés qui refusent cette nouvelle religion sont, dans un premier temps, méprisés et, à partir du 5ème siècle, les « païens » sont persécutés et doivent se convertir. Cela mène à la destruction brutale du « paganisme », phénomène que l’auteur appelle « intolérance »[22] et qui est défini comme un malentendu entre chrétiens et « païens ». Se basant sur Celse[23] et Origène[24], Stroumsa explique que la religion est perçue, par les chrétiens, comme étant une idée de vérité religieuse, contrairement aux « païens » qui la perçoivent comme une idée civique. Le passage de la religion civique à la religion communautaire est une lente évolution qui s’étend de 312 à 392. Le statut de religio illicita, des chrétiens, devient, par la suite, officielle et passe enfin en religion d’ « Etat ».
L’appendice, fait l’objet d’une petite thèse concernant le rapport entre maître et disciples. L’école philosophique grecque apparait vers les alentours du 7ème siècle av. J-C, grâce à Socrate qui développe le dialogue comme fondement de tout enseignement de sagesse, et donc la relation entre maître et disciple. Les disciples acceptés dans ces écoles sont ceux appartenant à des familles privilégiées. Contrairement à celles-ci, les chrétiens développent, vers la fin du 2ème siècle, des écoles chrétiennes. Le modèle de ces dernières n’est pas un sage, mais un maître spirituel ou un saint. Quant au choix des disciples, les chrétiens proposent un enseignement gratuit et offert à tous. Ces deux types d’écoles se différencient par leur but recherché. Les disciples du sage grec doivent se soumettre à leur maître qui peut les abandonner à tout moment, car il est capable de retourner à sa réflexion personnelle. À l’opposé, l’obéissance des disciples du maître spirituel est fondé sur la foi, la confiance et l’amour afin de permettre le salut de tout le monde. La première se veut une recherche de la connaissance et la deuxième une recherche du salut.
Ce petit ouvrage est une synthèse des principaux changements au cours de l’histoire de la religion hellénistique, juive et chrétienne. Ces changements sont des ruptures et non des évolutions, d’après Stroumsa. Les Juifs semblent être à l’origine de chacune des transformations que l’auteur a étudié : l’identité personnelle, l’importance du Livre, l’abandon du sacrifice et le développement des communautés. Tous ces aspects créent une « nouvelle » religion, qui se définit dans l’Antiquité tardive et dont le judaïsme semble être l’origine. Malgré la facilité de la lecture de ce livre, certaines faiblesses ressortent. En lisant ces conférences, on a le sentiment que le reste du monde antique est demeuré statique dans l’histoire et passif devant ces évènements. Cependant, cela est sûrement dû au fait que l’auteur a choisi de se concentrer que sur trois régions du bassin méditerranéen. Dans le chapitre trois[25], Stroumsa fait une comparaison anachronique entre les sacrifices humains antiques et les kamikazes[26] du monde contemporain.
Malgré ces faiblesses, les thèses de l’auteur restent convaincantes
La Fin du sacrifice, ouvrage de référence, offre une nouvelle explication de la fin de l’antiquité, qui est souvent difficile à déchiffrer à cause du manque de sources. Selon moi, ce livre mérite d’être lu, car il explique avec un langage simple et de manière fluide, des évènements clef qui ont modifié certaines religions. Je recommande aux étudiants, et bien sûr à toute personne intéressée par ce domaine, de le lire, car il constitue une base pour comprendre les modifications de trois principales religions antiques.
[1] G. Stroumsa, Savoir et saluts : traditions juives et tentations dualistes dans le christianisme ancien, Paris, Le Cerf, 1992.
[2] G. Stroumsa, Hidden Wisdom: Esoteric Traditions and the Roots of Christian Mysticism, Leiden, Brill, 1996.
[3] G. Stroumsa, Barbarian Philosophy: The Religious Revolution of Early Christianity, Tübingen, Mohr Siebeck, 1999.
[4] G. Stroumsa, La Fin du sacrifice : les mutations religieuses de l’Antiquité tardive, Paris, Odile Jacob, 2005.
[5] G. Stroumsa, A New Science: The Discovery of Religion in the Age of Reason, Cambridge, Harvard University Press, 2009.
[6] Op. cit., 2005.
[7] G.Stroumsa, La Fin du sacrifice : les mutations religieuses de l’Antiquité tardive, Paris, Odile Jacob, 2005, p.18
[8] Idem.
[9] Idem. Lors des conférences données par l’auteur, des auditeurs et des collègues historiens et philologues de Stroumsa étaient présents.
[10]Ibid., p. 26. Au début de la page, vers la fin du paragraphe, Stroumsa précise : « Attaquer de front les questions […] c’est courir le risque de l’échec, j’en suis trop conscient. »
[11] Ibid., p.20. Titre donné au premier chapitre.
[12] Ibid., pp. 39-40.
[13] Ibid., p. 40.
[14] Ibid., p. 57.
[15] Ibid., p.61. Titre du deuxième chapitre.
[16] Ibid., p.64.
[17] Ibid., p. 84.
[18] Ibid., p. 103. Titre du troisième chapitre.
[19] Auteur antique grec. Né en 234 av. J-C à Tyr et mort vers 305 à Rome.
[20] Ibid., p. 145.
[21] Ibid., p. 148.
[22] Ibid., p. 170.
[23] Philosophe romain du 2ème siècle. Dans son Discours véritable, écrit en 178, il attaque le christianisme naissant.
[24] Théologien chrétien, né en 185 à Alexandrie et mort en 253 à Tyr. Il est l’auteur du Contre Celse, rédigé en 248.
[25] Transformations du rituel.
[26] Ibid., pp. 135-137.